dimanche 5 juillet 2009

Les esclave brésiliens de l'éthanol

Der Spiegel - jeudi 30 avril 2009

Nous sommes à Araçoiaba, dans le nord-est du Brésil – la région de l’éthanol. C’est le milieu de la nuit, et les plantations brûlent. A l’heure de la récolte de la canne à sucre, la région entre en guerre : les flammes ­colorent le ciel en rouge, le vent fait tourbillonner la fumée sur les terres ; le feu chasse les serpents, tue les mygales, brûle les feuilles tranchantes des cannes à sucre. A l’aube, quand seules quelques braises éparpillées rougeoient çà et là, les ouvriers arrivent, par centaines, par dizaines de milliers, partout. Avec leur machette, ils coupent les cannes qui se dressent sur le sol carbonisé. Elles serviront à fabriquer de l’éthanol – l’essence de l’avenir.

Quelques heures plus tôt, Antônio da Silva s’est levé, péniblement, de son lit de camp. Pas besoin de réveil, même à 2 heures du matin – comme c’est le cas aujourd’hui – la douleur s’en charge. Il regarde les deux autres lits de camp, sur lesquels dorment ses quatre petites filles et ses deux garçons. Une fois dehors, devant la case, il confie qu’il ne pourra plus les nourrir bien longtemps. Depuis qu’il a une hernie inguinale, depuis qu’il doit se rentrer les entrailles dans le ventre avec la main dès qu’il se baisse, il sait que c’est fini. Deux maux le tenaillent : la douleur sourde qui lui vrille l’aine depuis longtemps et la douleur aiguë qui explose quand il donne un coup de facão, la machette à couper les cannes. Quand les contremaîtres ont découvert son état, ils l’ont chassé de la plantation. Pas question de garder un vieux malade alors qu’on peut avoir tous les jeunes hommes forts qu’on veut. D’après l’université de São Paulo, les coupeurs de canne travaillent en moyenne douze ans, après quoi ils sont usés et remplacés. Da Silva a 43 ans, c’est un vieillard sur les plantations, il a largement fait son temps. Il s’est fait recoudre à l’hôpital, mais le médecin lui a dit qu’il ne devait plus ­couper de canne, surtout dans les prochains mois, sinon la hernie risquait de récidiver et de le tuer. Onze jours après, Da Silva peinait à nouveau au milieu des cannes à sucre, sur une autre plantation, au sud d’Araçoiaba. Il paraît fort avec son torse musclé et ses cheveux très courts, et personne n’est au courant de ses douleurs, là-bas.

“Qu’est-ce que je dois faire ? demande-t-il. Il n’y a rien d’autre par ici. Si on ne coupe pas la canne à sucre, on meurt de faim. Et il y a les enfants.” Il prend le bidon de cinq litres d’eau qui lui permettra de tenir dans la chaleur de la journée, son facão, puis se dirige vers un des nombreux bus qui viennent au cœur de la nuit chercher les hommes d’Araçoiaba pour les conduire aux plantations. Antônio da Silva devra récolter 3,5 tonnes de canne à sucre jusqu’au coucher du soleil, de quoi produire 300 litres de carburant bio. Pour cela, il devra donner environ 3 000 coups de facão au milieu des cendres et des braises, sous un soleil de plomb. Si les calculs du médecin sont exacts, l’un d’entre eux fera se reformer sa hernie.

Antônio da Silva fait partie du million de personnes qui triment sur les plantations et dans les usines d’éthanol du Brésil. Nombre d’entre elles vivent et souffrent comme leurs ancêtres, les esclaves des plantations de canne à sucre. Ce sont les capangas, les milices des barons du sucre, qui y font la loi ; de temps en temps, les agents de l’Etat interviennent, mais ils sont très peu nombreux et le pays est très grand. Les milices intimident les ouvriers, chassent les petits paysans à coups de bulldozer – au nom d’une grande vision. “D’ici à 2030, nous serons le plus gros fournisseur de carburant du monde”, proclame Luiz Inácio Lula da Silva, le président du Brésil. L’éthanol, l’alcool produit à partir de la canne à sucre, va assurer un grand avenir au pays – et au reste du monde. Le Brésil a produit 26 milliards de litres d’éthanol en 2008 et compte parvenir à 53 milliards de litres par an d’ici à 2017. Les débouchés ne manquent pas. Plus de trente pays mélangent déjà de l’éthanol à l’essence. Les Etats-Unis entendent couvrir 15 % de leurs besoins en carburant avec des agrocarburants d’ici trois ans, et l’UE souhaiterait que chaque litre d’essence contienne 10 % d’éthanol d’ici à 2020.

La Suède est loin devant. Elle a conclu cet été un con­trat avec des entreprises brésiliennes portant sur la livraison de 115 millions de litres d’éthanol. Les Suédois veulent être des gens bien : le contrat stipule que l’agrocarburant ne saurait être produit par des esclaves ni par des enfants. Pour cela, ils paient de 5 % à 10 % plus cher. Lula va encore plus loin. Le président brésilien rêve de voir une ceinture verte autour du globe, à la hauteur de l’équateur, reliant de vastes portions du tiers-monde, car la canne à sucre pousse sous le soleil tropical. Les pauvres de la planète pourront distiller de l’éthanol grâce au savoir-faire brésilien. Leurs gouvernements se réuniront dans une sorte d’OPEP des agrocarburants. Ils pourront approvisionner les pays riches et s’enrichir ainsi eux-mêmes. Ils contribueront en outre à sauver le monde du réchauffement climatique : la combustion de l’éthanol dégage le même volume de dioxyde de carbone que celui que la canne a auparavant prélevé dans l’air. Les voitures pourront donc rouler éternellement, et le monde s’activer grâce aux rayons du soleil de l’équateur. Si toutes les voitures du monde ne roulaient qu’à l’éthanol, le pays de Lula pourrait à lui tout seul couvrir le quart des besoins mondiaux, selon les calculs des experts. “Si nous misons sur cette production, c’est pour aider les pauvres, déclare Lula. Le monde doit devenir plus propre, le monde a besoin d’emplois.” C’est là un rêve puissant : les responsables politiques du monde entier, les grands groupes de l’agroalimentaire comme Cargill, les multinationales comme Shell et les investisseurs comme George Soros souhaitent qu’il devienne réalité. Les 189 pays qui ont ratifié le protocole de Kyoto doivent réduire leurs émissions de dioxyde de carbone : ils auront pour ce faire besoin d’éthanol. Car l’un des charmes de la vision de Lula, c’est que rien ne changera pour les habitants des pays industrialisés. Ils ne devront renoncer à rien, les constructeurs automobiles devront seulement modifier un peu leurs moteurs, ce que fait par exemple depuis longtemps Volkswagen au Brésil. En outre, l’éthanol sera bon marché : environ 20 centimes d’euro le litre à la sortie des usines brésiliennes. Mais, surtout, les conducteurs pourront appuyer sur le champignon en toute bonne conscience, puisqu’ils auront du soleil dans le réservoir. “Bullshit [des conneries], commente le père Tiago. Les promesses de l’éthanol sont un mensonge. En acheter, c’est mettre du sang dans son réservoir. L’éthanol est fabriqué par des esclaves.” Ce prêtre écossais connaît le côté obscur de la vision de Lula : il s’occupe de ceux que le rêve du président plonge en plein cauchemar. Pour lui, nul n’a le droit de traiter les hommes comme des esclaves, et cela vaut aussi pour les grands propriétaires terriens brésiliens. Leurs ancêtres ont créé les premières plantations peu après que Christophe Colomb eut introduit la canne à sucre dans le Nouveau Monde. Ils ont d’abord chassé les Indiens, puis ils ont fait venir des Noirs d’Afrique. Avec la canne à sucre a commencé la tragédie de l’esclavage.

Tomber raide mort en travaillant sous un soleil de plomb

Maintenant qu’on ne vend plus seulement du sucre mais de l’éthanol, à bien plus grande échelle, un tsunami vert déferle sur le pays : le Brésil compte déjà plus de 6 millions d’hectares de canne à sucre – un hectare est un peu plus grand qu’un terrain de football. Mais ce n’est que le début : on devrait arriver bientôt à 10 millions d’hectares. Et, si la récolte peut se faire avec des machines sur les terres plates du Sud, ce n’est pas le cas dans les collines du Nord.

Le père Tiago remonte la route fédérale 101 vers le nord. C’est la route de la canne à sucre. Cette région bordant l’Atlantique s’appelle zona da mata, zone de forêt, mais il y a longtemps que la forêt primaire a été abattue et que la zona da mata est devenue la zone de l’éthanol. Les barons du sucre détournent fleuves et ruisseaux, rasent des villages entiers. Ils ne laissent que les chapelles et les églises – le pays est catholique. On voit donc se dresser ici et là de petits clochers auxquels ne mène plus aucun chemin, au-dessus de la marée verte. Les Kiltegan Fathers, des missionnaires irlandais, ont envoyé Tiago au Brésil en 1968. En 1975, la Conférence nationale des évêques a fondé la Commissão Pastoral da Terra (CPT), qui devait ­faciliter la vie des ouvriers agricoles – “good religion”, commente le père Tiago. La bad religion, c’est celle qu’on prêche dans les chapelles des plantations et qui maintient les gens dans l’espoir de l’au-delà. Le père Tiago passe ses journées sur la 101 et dans les villages de l’éthanol des alentours avec la Gol – la version brésilienne de la Golf – que lui a donnée la CPT. Il connaît presque tout le monde par ici, il met en contact, con­seille, réconforte. Il s’occupe entre autres d’Araçoiaba, un de ces misérables villages-dortoirs de coupeurs de canne. Les cases et les maisons s’étendent sous la chaleur accablante. Les seuls lieux remarquables sont les grandes places où les bus se garent la nuit.

Antônio da Silva est arrivé ici il y a cinq ans avec sa famille. Ils ont jeté des bâches de plastique sur quelques branches, et voilà leur case. Ils ont cloué des bouts de tissu sur une planche, et voilà une porte. Ils ont cloué des planches autour d’un trou dans la bâche, et voilà la fenêtre. Sur la terre nue, il y a les lits de camp, une armoire, et voilà les meubles. Les enfants traînent dans la saleté, les filles ont souvent des infections. Les égouts à ciel ouvert puent et, quand il pleut, tout le bidonville se transforme en marécage. L’endroit était une décharge avant que le boom de l’éthanol n’y amène un nombre croissant d’ouvriers. Il s’appelle aujourd’hui Araçoiaba Nova [Nouvelle Araçoiaba], un nom qui sonne comme une promesse d’avenir.

Da Silva n’avait pas d’autre possibilité que d’atterrir ici. Il ne sait ni lire ni écrire. Son père est mort quand il avait 7 ans. Sa mère était malade, elle lui a collé le facão dans la main et l’a envoyé voir le contremaître de la plantation. Antônio a appris les lois de la canne à sucre avant même de savoir couper correctement. La première, c’est que la seule loi, c’est celle du feitor, le contremaître. C’est lui qui fixe le salaire, qui décide qui doit partir et qui peut venir. Antônio a appris qu’on peut tomber raide mort en travaillant sous un soleil de plomb sans avoir assez d’eau, comme c’est souvent le cas. Il a appris que personne ne vous aide quand on se coupe le pied avec le facão – celui qui ne peut pas travailler meurt de faim. Et il a appris qu’on avait vite les capangas sur le dos si on ruait dans les brancards. Les miliciens parcourent les plantations en moto tout-terrain et en Jeep. Ils ont des radios, beaucoup sont armés. Officiellement, les capangas sont une espèce de service de sécurité qui protège la plantation ; en fait, ils rôdent autour des ouvriers comme des chiens féroces autour d’un troupeau.

Sur les plantations, on ne peut pas manger autre chose que de la farine de maïs à l’eau. C’est de ça que vivent les coupeurs de canne, jour après jour. Leur salaire ne leur permet pas de s’acheter autre chose. Ils travaillent six jours par semaine. Da Silva gagne environ 400 reais par mois (130 euros) pendant les cinq ou six mois que dure la saison. Il n’y a aucun autre travail en dehors de la saison dans le Nordeste. C’est une des malédictions de la monoculture. La famille da Silva doit donc tenir toute l’année avec l’argent gagné à ce moment-là. C’est beaucoup trop peu : un kilo de haricots coûte déjà 5,80 reais (2 euros). Beaucoup de gens s’appellent da Silva ici. Ce sont pour la plupart des descendants d’esclaves qui n’avaient qu’un prénom. Quand les propriétaires de plantations ont dû les libérer, en 1888, des milliers d’entre eux ont reçu le même nom de famille.

José Lourenço da Silva préside la section STR, un syndicat d’ouvriers agricoles, d’Aliança, un autre de ces villages de l’éthanol. Il a déjà survécu à trois tentatives d’assassinat – par les capangas, selon lui. La troisième fois, il s’en est tiré de justesse. Il a reçu un appel téléphonique, un prétexte pour l’attirer sur une plantation. Au retour, deux balles ont été tirées sur sa voiture. Dans le couloir qui conduit à son bureau, il y a des chaises en plastique blanc ; c’est là qu’attendent ceux qui veulent le voir. Au cours des six dernières années – depuis que Lula est président –, le nombre de ceux qui sont venus chercher de l’aide à son bureau d’Aliança a doublé, confie Lourenço. Il a installé des chaises supplémentaires. Les gens viennent souvent pour des accidents, mais c’est en général de salaire qu’il s’agit. On ne pèse pas le nombre de tonnes de canne coupées en une journée : le feitor mesure les parties défrichées avec un long bâton qu’il fait tourner dans ses mains comme un tambour-major. Il peut très bien faire glisser le bâton dans sa main pour que la partie mesurée soit plus courte et le salaire plus faible. Les plantations ne versent souvent qu’une partie du salaire dû, voire rien du tout. Alors, Lourenço se rend sur place. Il étudie les comptes, mesure les parties défrichées, se dispute avec le feitor, il peut devenir gênant, mais ne peut pas faire grand-chose de plus.

José Nunes da Silva a coupé les cannes pendant douze ans, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus. Aujourd’hui, c’est lui qui enterre les morts d’Araçoiaba, c’est chez lui que finit le chemin qui traverse les cannes à sucre. Il existe de belles tombes dans son cimetière : des tombes avec une croix dessus, ce sont celles des capangas et des feitores. Les coupeurs de canne ne restent là que deux ans en général. Ensuite, José Nunes da Silva exhume leurs restes et les dépose derrière, à côté de la décharge. Il verse du pétrole dessus et y met le feu. “De toute façon, quand les plantations brûlent, personne ne sent rien”, explique-t-il. Il est obligé de faire ça, sinon il devrait demander des frais pour les tombes : 5 reais (5 euros) par an. Trop cher pour les veuves des coupeurs de canne.

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