jeudi 23 juillet 2009

Presse haïtienne

Le « Cadavre exquis » Racisme et démagogie
Les alibis de la violence

Par Jean-Claude Bajeux, Directeur Exécutif du Centre Œcuménique des Droits Humains (CEDH)

Il y a deux mois, quelques dépêches d’agences annonçaient timidement le sort réservé à un jeune Haïtien de 22 ans, Carlo Mérilus, dont la tête, d’un coup de hache, avait roulé sur le pavé d’une rue de Herrera, en pleine capitale de la République Dominicaine, Santo-Domingo, au milieu de rires d’un troupeau de badauds. Le détail le plus choquant, qui ne mérite aucun commentaire, à été la face égrillarde, ravie, et les applaudissements, des spectateurs. Des commentateurs ont voulu nous rassurer. Ce n’était, semble-t-il, « qu’un fait divers », à imputer à une querelle de quartier.

Mais ne serait-ce pas, alors que disparaissent les 90 ans d’enfer du batey, un avertissement à une minorité, née sur place ou établie sur place, qui est aussi, comme le sucre, un produit de cet univers, dominé par un mythe de supériorité raciale ?

Deux grands penseurs haïtiens qui ont ausculté et eux-mêmes subi les maux de l’histoire postcoloniale, Anténor Firmin (« De l’égalité des races humaines ») et Jean-Price Mars, (« Ainsi parla l’oncle ») ont tous les deux mené le même combat, l’un en 1907, l’autre en 1928, affirmant la nécessité pour notre nation de se libérer de ses complexes, et surtout d’une perception des autres inventée par l’appétit et la perversité du racisme colonial.

Dans une nation marquée par la diversité des origines, au sein du Melting Pot caraïbe, nous devrions, depuis longtemps avoir compris combien cette perception de l’autre, basée sur de fausses prémisses, est dangereuse, car elle est liée, en profondeur, à des pulsions de violence qui rendent impossible la vie commune. Notre histoire à nous, après deux cents ans d’existence de l’État haïtien, est parsemée de ces poussées irrationnelles qui brisent le fonctionnement d’une communauté nationale et toute exécution d’un projet de société.

On sait que loin de se résorber, le phénomène a pris, depuis 1957, un virage pathologique et s’est manifesté ouvertement, dans les discours et dans les faits, à partir du pouvoir lui-même, saisi et occupé par un psychopathe. L’horreur du massacre de Jérémie, dans l’été de 1964, illustre bien, parmi d’autres occurrences du même genre qui se sont répétées au long de notre histoire, un air de déjà vu, comme un disque rayé. On n’arrête pas de battre un cadavre et de le torturer. On ne cesse d’en discuter, on y puise un plaisir exquis.

C’est à ce cauchemar de violence que, de 1806 à nos jours, nous ont conduit un discours politique basé sur la perception du caractère ethnique des personnes. Donc le mythe, celui de l’inégalité des races humaines continue à faire fortune dans nos îles. Pourtant, on sait bien qu’au bout de ce cheminement, camps de concentration et massacres s’introduisent comme entités « logiques ». La logique de la déraison, comme nous le prouvait, il y a quelque mois, Gaza ou comme nous le rappelait, la semaine dernière, le douloureux anniversaire du massacre de plus de 8000 hommes et enfants mâles musulmans, le 11 juillet 1991 à Srebrenica (Bosnie).

Dans un pays comme le nôtre, la perception de l’autre, à partir de particularités ethniques, est à proprement parler, scientifiquement parlant, une incongruité, un cas surprenant de conduite suicidaire, sur un chemin semé d’alibis, et de conduites évasives. Mais les dégâts, sur le regardant et sur le regardé, sur le locuteur, les interlocuteurs, sur la ou les victimes, sont, eux, bien réels. On comprendra, après ces cinquante années de violences quasi-continues, la profonde préoccupation causée par une obstination à répéter des slogans racistes qui servirent de fondement à la société esclavagiste. Serions-nous toujours en 1840 ? Sommes-nous condamnés à moudre un grain, déchet d’une période archaïque ? Les signes de cette obstination aveugle se répètent devant nous, cachant une maladive xénophobie sous le voile d’une bataille contre la globalisation et une soi-disant politique néolibérale.

Car, de deux choses l’une : ou bien on accepte le débat démocratique, puisqu’il faut vivre ensemble, on accepte une société démocratique comme théorème de départ, ou bien on s’enfile aveuglément dans un corridor de violence, vers un suicide collectif. Le pire est que ce sont des jeunes que l’on envoie dans une manifestation des « ennemis du peuple » faire leur noviciat de conduite talibanesque avec des petits bouts de papier où sont imprimés les slogans à marteler.
Un sociologue, professeur universitaire, militant de gauche connu et bien au courant des problèmes de la Caraïbe pluraliste, opine que les incidents à la faculté de Médecine viennent d’un complot pour revenir à « la situation d’avant 1946 » (sic). Un autre professeur universitaire a diffusé, après la violence exercée contre le local de Fokal à l’avenue Christophe, un texte vitriolique pour justifier, si l’on comprend bien, les jets de pierre, les vitres brisées et les insultes. À Montréal, une auteure, Alexandra Philotecte, le 7 juin dernier, a refusé le prix que devait lui remettre l’organisation « Complexe Christina » « lorsqu’un des membres lui a demandé au moment de la réception si elle était bien haïtienne et si ses parents étaient ‘pure laine’ »(sic). Écrans Noirs, une organisation de Yaoundé, capitale du Cameroun, a répondu pour nous, décernant un premier prix au film de Arnold Antonin, « Jacques Roumain : La passion d’un pays. » Voici une leçon qui nous vient de loin.

Par contre, ici, chez nous, le négativisme et les agressions de tout genre continuent à creuser la division. Ce sont là manifestations d’un délire politique que l’on croyait surmontée. Il ne faut pas sous-estimer le retour au même qui caractérise la démarche circulaire de certains prophètes. Ils annoncent le futur en remuant le remugle d’un passé colonial et s’imaginent, sans problème aucun, dans la peau et les défroques de héros réincarnés. Bouclés dans le passé et l’imaginaire, nous semblons avoir perdu pour le moment les clés du futur, donc du présent, les chemins de notre propre globalité.

Pourtant, tout près de nous, dans la rue et hors de rue, dedans et dehors, en haut et en bas, des initiatives sont prises, des plans sont élaborés, des projets s’initient, des hommes et des femmes de tout âge et de toute condition s’interrogent et parlent. Au milieu du tumulte des phraseurs, nous percevons ces signaux positifs. Ils semblent permettre d’augurer un réveil général d’une nation au moment où le monde entier revit, ces jours-ci, avec quel étonnement, la marche sur la lune de l’homme prométhéen.

Source: http://www.alterpresse.org/

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