lundi 2 novembre 2009

1937 : Radiographie d’un génocide

Par Renos Dossous
Santo Domingo, la plaque tournante de la colonisation du Nouveau Monde, n’abrita pas seulement la première cathédrale du continent américain, mais aussi sa première université, celle de Saint-Thomas d’Aquin, rebaptisée plus tard, en 1914, «L’Université Autonome de Santo Domingo ». Le symbolisme suggéré par ces deux monuments ne saurait être plus significatif pour un territoire d’où était dirigée la conquête de plusieurs pays du continent. Ne nous y trompons pas toutefois, l’histoire ne se nourrit pas seulement de symboles. Il arrive souvent que ce sont des faits surprenants, horribles même, qui contredisent les symboles en marquant des peuples entiers au fer rouge. Pour le concevoir, ne nous demandons même pas s’il faut revisiter le Code noir de 1685 qui décrétait que tout esclave noir fugitif devait être marqué d’une fleur de lys. Les propriétaires de bétail y avaient recours pour identifier leurs propriétés, et l’esclave noir représentait tout simplement une propriété de plus. Ce sont des faits actuels, des atrocités qui se commettent sous nos yeux qui nous interpellent aujourd’hui.

I. La naissance d’une nation

Les Espagnols débarquèrent le 5 décembre 1492 au Môle Saint-Nicolas, au nord-ouest de l’île d’Haïti (Ayiti : terre montagneuse en langue indigène) en provenance de Cuba. Ils baptisèrent ce nouveau territoire du nom d’Hispaniola (La petite Espagne). Les richesses naturelles qui y abondaient, notamment l’or dont regorgeaient les mines, ne tardèrent pas à provoquer la convoitise des nouveaux venus. L’impatience d’accumuler la plus grande richesse le plus rapidement possible, était on ne peut plus évidente. Ce calcul se retourna cependant contre les colonisateurs puisque très vite, ils s’aperçurent que les autochtones succombaient sous le poids des immenses efforts auxquels ils étaient soumis. La violence du traitement, la rudesse du travail dans les nombreuses mines de l’ile, l’absence totale de repos, les maladies contre lesquelles ils n’étaient nullement immunisés ont fini par avoir raison des paisibles habitants de cette partie du continent. C’est ainsi que, treize ans seulement après la découverte, en « 1507, il ne restait plus à Hispaniola que 60 000 amérindiens, c'est-à-dire le vingtième de ceux (1 200 000) qui s’y trouvaient avant l’arrivée des colonisateurs » (Le père Charlevoix, cité par Dantes Bellegarde) 1

A cette étape de la colonisation, une voix se fit entendre en faveur des indigènes, celle d’un religieux de l’ordre des Dominicains, le père Las Casas. Ce dernier qui avait accompagné Christophe Colomb dès son premier voyage, conseilla aux Espagnols de faire venir des noirs de la Guinée, pour alléger la rigueur des travaux que les amérindiens se voyaient forcés d’accomplir. On le prit au mot. Voilà dans quelle circonstance arriva, en 1917, sur l’ile d’Hispaniola, le premier contingent de 400 esclaves acquis en Guinée. Ainsi fut inaugurée sur le continent américain la pratique systématique de la traite des noirs.

Les immenses bénéfices que procuraient à la couronne espagnole, maitresse des mers, ses découvertes américaines qui ont fait l’apogée de la péninsule ibérique, à l’époque, n’ont pas laissé indifférents ses concurrents européens dont la France, l’Angleterre, la Hollande et le Portugal. Des pirates, aventuriers français et anglais surtout, qui sillonnaient déjà les mers en quête de richesse, attaquaient des bateaux espagnols sur les latitudes où ces attaques pouvaient être conduites sans risque. Mais à Hispaniola, les Français menèrent des attaques de front contre leur voisin méridional.

D’abord établie dans toute l’ile, l’Espagne se rendit compte bien vite que le contrôle devenait difficile face aux incursions de plus en plus nombreuses des corsaires français. Ils décidèrent de ravager la partie occidentale (l’actuelle Haïti), plus montagneuse, moins bien arrosée, pour s’établir du côté oriental de l’ile (l’actuelle République Dominicaine). Ces destructions sont connues sous le nom de « Dévastations d’Osorio » en souvenir du gouverneur espagnol qui les avait ordonnées. Ces terres montagneuses, abandonnées en partie pour leur aridité, pour la topologie accidentée du site, furent vite récupérées par les Français. Ces derniers, grâce à un travail acharné, à la multiplication des bras par l’intensification de la traite, l’exploitation des mines, la diversification des cultures, augmentaient les exportations et multipliaient leurs richesses. La portion occidentale de l’ile – la future Haïti - devint la plus prospère des colonies françaises. En effet, il suffit de jeter un coup d’œil panoramique sur ce qui s’y passait encore en 1788, au sein d’une population qui n’avait même pas atteint les 500 000 habitants : « 792 usines de cannes à sucre, 3097 fabriques d’indigo, 705 usine de traitement du coton, 2810 champs de café, 60 de cacao, 173 distilleries, 33 fabrique de briques, 245 moulins, etc. » 2

Mais la cruauté de l’exploitation des noirs arrachés de leurs terres d’Afrique, les mutilations exercées sur eux pour le moindre signe de fatigue ou la moindre tentative de fuite, l’appropriation des femmes noires par les maitres blancs, agrémentés des idées de la Révolution française ont fini par convaincre ces hommes et ces femmes qu’ils pouvaient connaitre un meilleur sort. Les postulats de la Révolution, assimilés par les esclaves leur firent comprendre qu’il n’était pas normal que leur vie n’ait de sens qu’en fonction des intérêts des autres. Les plus astucieux faisaient circuler de telles idées, les inculquaient à leurs enfants et cela a porté fruits. Les anciens esclaves ont décidé de tenter au péril de leur vie d’assumer le contrôle de leur propre destinée. Et c’est dans cette conjoncture que se révélèrent des personnages d’un grand charisme au sein de cette masse d’hommes jusque là sous-estimés. Pour ne citer que les plus remarquables, mentionnons Boukman, Henri Christophe, Alexandre Pétion, Toussaint Louverture, Jean-Jacques Dessalines. Ce dernier proclama l’indépendance d’Haïti le 1er janvier 1804. C’est ainsi que naquit la première république noire indépendante du monde.

L’universalisme de la révolution haïtienne

Mais dès ce moment-là, il était clair que la vision de l’indépendance de ces hommes se projetait au delà des frontières de leur ile, et que leur ambition de faire briller la torche de la liberté ne connaissait plus de limite. La première manifestation de l’internationalisme de la révolution haïtienne, prit corps avant la lettre, pour ainsi dire. Car nombre de soldats de ce territoire français – qui deviendraient haïtiens -, avant même d’avoir proclamé leur propre indépendance, en avaient eu un avant-goût en participant aux combats qui opposaient leurs voisins du nord (les États-Unis) aux Anglais, notamment à Savannah.

Plus tard, tout juste après l’indépendance d’Haïti, ce fut Miranda, général vénézuélien, qui venait chercher de l’aide pour lutter contre les Espagnols dans son pays. Le président haïtien d’alors, Alexandre Pétion lui fournit des munitions, des hommes et de l’argent. Puis vint le tour du libertador Simon Bolivar. Celui qui devait arracher son pays à l’Espagne, arriva en Haïti et obtint les mêmes bénéfices que son compatriote. Mais une fois que sa première tentative échoua, il retourna en Haïti, la Mecque de la liberté en Amérique après les États-Unis. La ville natale de l’actuelle gouverneure générale du Canada, Madame Michaëlle Jean, Jacmel, le reçût les bras ouverts jusqu'à ce qu’avec l’aide de la nouvelle nation, il recomposât ses forces et décidât de porter le coup décisif à l’occupation étrangère. Non seulement le Venezuela, mais la majorité des pays de l’Amérique du Sud furent ainsi conduits vers le chemin de la liberté. Ce n’est donc pas un hasard si Alexandre Pétion fut baptisé le Père du panaméricanisme.

Cette noble ambition du jeune état haïtien, qui voulait que l’indépendance fût l’héritage de tous les êtres humains, représenta en même temps sa malédiction. En effet, comment concevoir que le monde d’alors, dirigée par des puissances colonialistes – l’Espagne, la France, la Hollande, l’Angleterre, le Portugal -, toutes propriétaires d’esclaves, acceptât passivement l’établissement d’un état noir. N’était-ce pas une invitation tacite aux noirs à se révolter, à croire à la possibilité de se gouverner, de progresser et de vivre comme seuls les hommes blancs le faisaient jusqu’alors ? L’on comprend donc que face à tant de questions, dont les réponses sont incontestablement claires, Haïti allait payer cher son audace. La France, l’Allemagne, les États-Unis trouvaient tous le moyen d’humilier la jeune république, de tronquer son développement, bref de montrer qu’il n’est pas possible qu’une nation formée d’anciens esclaves puisse se gouverner correctement. La situation était telle que le Vatican lui-même ne signa son premier concordat reconnaissant l’indépendance d’Haïti, que 56 ans après l’émancipation de ce pays, soit en 1860. Il faut admettre aussi que mêmes les États-Unis allaient encore attendre trois ans pour accorder le statut d’homme à ses propres esclaves.

II. La polarisation idéologique d’Hispaniola

Mais l’histoire ne se déroule pas à sens unique. Les habitants de la partie orientale de l’ile menaient eux aussi leurs propres combats. C’est ainsi que le Saint-Domingue espagnol, comme on l’appelait à l’époque, celui qui devait devenir la République Dominicaine, opéra trois proclamations d’indépendance. La première en 1821, la deuxième en 1844 et la troisième en 1865. Mais comme nous le rappelle si bien Jésus de Galindez, la plus importante fut celle obtenue à l’encontre d’Haïti en 1844. En effet, après l’indépendance d’Haïti, pour prévenir un retour des Français (qui par la voix de Napoléon Bonaparte menaçaient de rétablir l’esclavage), les Haïtiens ont occupée pendant 23 ans la partie orientale de l’ile sous la présidence de Jean-Pierre Boyer.

Dans la quête de son identité, le jeune peuple dominicain lui aussi s’est vu confronté à des choix difficiles. C’est à ce stade que les idéologues obscurs, assoiffés de célébrités, essaient de pêcher en eau trouble. Des modèles lui sont dictés par des penseurs d’origine et de formation diverses. Mais dans la plupart des cas, c’est par opposition à l’Haïtien qu’on lui a appris à se définir. Il est normal que la domination haïtienne, ou toute autre forme de domination, dont la mémoire ne peut s’effacer en un clin d’œil, suscite en République Dominicaine, ou ailleurs, un légitime sentiment de désapprobation et de rejet. Mais c’est quand la droite s’empare du passé pour justifier les atrocités d’aujourd’hui contre les Haïtiens que cela devient dangereux. C’est comme si les Haïtiens s’en prenaient aux jeunes Français d’aujourd’hui en les rendant coupables de crimes commis alors que leurs propres parents n’étaient pas encore nés. Mais heureusement, l’être humain est beaucoup plus résilient, beaucoup plus noble que cela. C’est dans les jeux politiques troubles, dans les intérêts immédiats du despote de l’heure, qu’il faut chercher le fondement de la haine qu’alimentent certains secteurs entre les deux peuples. Le racisme même, dont cette volonté de division est marquée, ne reflète que le complexe de celui qui le véhicule, quand ce n’est pas un simple prétexte pour cacher des intérêts non avoués.

Ce phénomène n’est pas nouveau. C’est la persistance d’un mal qui refuse de disparaître. Est-ce que Montesquieu lui-même, ce penseur illustre ne s’était pas montré ambiguë dans L’esprit des lois, en parlant de l’esclavage ? Les bénéfices qu’il tirait de ce système ne sont plus un secret. Est-ce que le comte de Gobineau n’a pas essayé de démontrer que les noirs appartiennent à une race inférieure, ce qui évidemment justifierait toutes les atrocités auxquelles ils pourraient avoir été soumis ? Est-ce qu’une pseudoscience, la phrénologie, n’a pas été montée de toute pièce pour, à l’instar de Lombroso, typifier les hommes en fonction de la forme de leur crâne, les rendant ainsi prisonniers de toute sorte de clichés ? Autant d’aberrations devant lesquelles le XXIe siècle peut s’offrir le luxe de sourire. Mais que de maux n’ont pas causé ces divagations intellectuelles ! Dans son livre Le racisme, François de Fontette nous dresse un petit tableau qu’il ne serait pas inutile de reprendre ici : « Paraphrasant Chesterton, on pourrait dire que le racisme est le produit d’une distinction biologique devenue folle. Il y avait là matière à des extrapolations et à des vagabondages d’imagination qui n’auraient pas été dangereux s’ils étaient restés confinés dans les œuvres de Gobineau, Chamberlain, ou Lapouge, car, en fin de compte, bien peu les ont maniées. Mais la diffusion de leur pensée qui n’avait rien de vraiment scientifique s’est faite grâce à des vulgarisateurs qui naturellement se sont parés d’un langage prétentieux et ont donné à leurs écrits une allure scientifique. Ainsi cette fausse science a été répandue dans des ouvrages de second ordre, des romans à bon marché, des pamphlets, des brochures, des libelles de toute sorte… » 3

Dans ce même ordre d’idées, on ne devrait plus s’étonner qu’en République Dominicaine, parallèlement à des historiens et des analystes très sérieux, subsiste un courant de pensée caractéristique d’une certaine droite dont la seule motivation est la propagande. L’historien dominicain Franklin Franco nous la décrit en quelques mots :
« Le nombre limité d’études menées sur la réalité haïtienne, dont la plupart sous le régime de Trujillo, partent de principes racistes antiscientifiques et ont été plutôt des élucubrations idéologiques destinées à inculquer dans la conscience du peuple dominicain des conceptions aberrantes sur l’histoire et la culture d’Haïti. Tout cela dans le but d’augmenter la distance et la haine entre les deux peuples ».4

Il est difficile de ne pas classer dans cette dernière catégorie le livre de l’ex-président Joaquin Balaguer intitulé La isla al revés ou celui de l’intellectuel de droite, Manuel Nuñez, ayant pour titre El ocaso de la nacion dominicana. Ces livres qui reprennent, chacun à sa façon, l’essentiel de la vision du comte de Gobineau, ont été à leur tour relayés par un nombre incalculable d’apprentis écrivains dont l’ignorance de l’histoire d’Haïti est pitoyable. Mais dans le premier cas, il s’agit d’un auteur que l’on ne peut pas ignorer si l’on veut jeter un coup d’œil objectif sur la biographie de Trujillo, car ce fut l’idéologue officiel du régime du « Benefactor de la patria ».

III. Portrait d’un dictateur

Rafael Leonidad Trujillo Molina est né dans la ville de San Cristobal, à 30 kilomètres de la capitale dominicaine le 24 octobre 1891. Étudiant très peu doué, c’est sa grand-mère maternelle d’origine haïtienne, Louise Ercina Chevalier qui parfait son éducation à la maison. Dans son travail d’éducatrice du futur dictateur, elle fut souvent secondée par son second époux, Juan Pablo Pina (dont un hôpital porte encore le nom dans la ville de San Cristobal). Malgré les efforts de ses tuteurs, Trujillo ne manqua aucune occasion d’accomplir toute sorte de d’actes répréhensibles parmi lesquels des vols de bétail. Une chose est certaine, son pragmatisme, pour utiliser un mot plutôt neutre, ne lui permettait de reculer devant aucune méthode pour atteindre ses fins. C’est ainsi qu’après l’invasion américaine du15 mai 1916, une perspective nouvelle s’offrit à lui. Tandis que les jeunes Dominicains, blessés dans leur orgueil, sous les ordres du général Desiderio Arias, combattaient avec acharnement l’envahisseur, Trujillo s’approcha des soldats américains et offrit ses services pour combattre les rebelles dont il connaissait bien les tactiques. Son assiduité dans l’emploi, ses ambitions nullement dissimulées, lui permirent d’accumuler des promotions au sein de l’armée d’occupation qui formaient les jeunes officiers. Sa force une fois consolidée, il applaudit le départ des États-Uniens, mais inaugura son propre régime par un coup d’état contre Horacio Vasquez en février 1930. Réaction des États-Uniens? Écoutons à ce sujet l’opinion de l’écrivain Fernando Moreno dans le prologue du livre de Manuel de Dios Unanue sur Galindez :
« Trujillo a toujours été un enfant gâté des États-Unis. Il était tellement sûr de la confiance de Washington qu’il s’était permis, sans demander d’autorisation à personne, d’ourdir un attentat contre Romulo Betancourt et d’exporter ses complots et manipulations au Costa Rica, à Cuba, au Venezuela et même aux États-Unis » 5

Mais en quoi cela nous fait il avancer par rapport à ce qui s’est tramé en 1937, et qui conduisit à l’élimination physique de plus de 15 000 ouvriers agricoles haïtiens en République Dominicaine sous le régime de Trujillo ?

IV. La culmination d’un complexe

Apparemment, Rafael Leonidas Trujillo Molina n’avait aucune motivation pour réaliser contre les Haïtiens les atrocités connues sous le nom de « massacres de 1937 ». Retenons pour l’histoire cependant que ce mégalomane décréta le changement de nom de la capitale qui devint « Ciudad Trujillo » et qu’il s’appropria toutes les terres arables du pays. Ce qui fait que les Haïtiens qui émigraient vers la République Dominicaine pour y travailler étaient nécessairement tous employés sur ses possessions. La tuerie qui commença dès les premiers jours d’octobre, allait durer jusqu'au mois de décembre de cette même année. Mais, comme nous en informe Jésus de Galindez, ces faits tenus secrets n’ont pu être connus qu’un mois plus tard. Seul le quotidien, el Listin Diario, présenta un pâle reflet de ce qui se passait réellement et ce, seulement le 9 novembre suivant : « les incidents de la frontière nord n’ont aucun caractère de différend international, et ne supposent aucune importance particulière ni gravité susceptibles de troubler les bonnes relations existant entre les deux républiques voisines… » 6

Qu’on évalue l’intensité du cynisme de la motivation de ce génocide par ce rapport du directeur de l’immigration de l’époque, Vicente Tolentino Rojas, adressé un mois avant le début du massacre, au président de la République Rafael Leonidas Trujillo Molina. Dans ce document, il est signalé ceci :
a) un nombre considérable d’immigrants qui soient des agriculteurs, plutôt « de race blanche » est nécessaire en République Dominicaine ;
b) l’on peut admettre à ce titre un demi-million de personnes ;
c) les immigrants doivent être des personnes ayant des affinités avec les Dominicains, dans cette catégorie se trouvent les Espagnols, les habitants des iles, les Italiens et les Français ;
d) la République Dominicaine pourrait initier le processus en recevant à partir de cette année (1937) et pendant une période de 20 ans, 379 312 immigrants.7

Ce geste apparemment généreux de Trujillo en faveur des immigrants mentionnés doit-il nous aveugler au point de nous induire en erreur ? Non ! L’écrivain Manuel de Dios Unanue nous met en garde contre une telle mésinterprétation en affirmant catégoriquement qu’il ne s’agissait pas d’un élan d’humanisme. En effet, selon l’auteur, plusieurs facteurs expliquaient cette conduite du Généralissime (dont le plan commença à se concrétiser en 1938), moins d’un an après le massacre de plus de 15 000 Haïtiens : « d’une part, le dictateur dominicain, qui se vantait de descendre de nobles français et espagnols, était impatient d’augmenter le sang blanc au sein de la population, majoritairement noire, et en même temps, d’empocher les cinquante dollars qui étaient versés en compensation pour chaque immigrant reçu. » 8

Le génocide dont furent frappés les Haïtiens en 1937 sous le régime de Trujillo, en République Dominicaine, n’a pas été le fruit du hasard. Il n’a pas non plus été le fait d’un seul responsable. Des faits avérés, dont certains sont plus que connus, y ont contribué. Mais s’il fallait en faire un bref bilan, il serait difficile de laisser de côté le complexe d’infériorité d’un homme qui, à cause de son parcours personnel et de son passé, peinait à se faire accepter au sein de l’élite dans son propre pays. Ses calculs économiques, sans être négligeables, ne semblent avoir été qu’une motivation de plus dans sa recherche désespérée de compensation émotionnelle. Néanmoins, pour intense que fût son désir de réaliser un rêve aussi fou, quel que soit le point de vue considéré, on ne peut ignorer la passivité des autorités haïtiennes pourtant libérées du carcan de l’occupation américaine (de 1915 à 1934), trois ans avant ce massacre. L’irresponsabilité des autorités haïtiennes d’aujourd’hui, dans un pays où règne plus que jamais la confusion, n’est pas moindre. La caractéristique principale de la classe dirigeante actuelle consiste pour chacun à défendre son propre intérêt. Voilà ce qui ne les rend ni plus disponibles ni plus aptes à défendre les citoyens haïtiens qu’en 1937. Si l’on a encore des doutes, qu’on leur demande ce qu’elles ont fait pour expliquer à la nation les raisons de la torture, de la décapitation, de la crémation dont ont été victimes en République Dominicaine plusieurs Haïtiens depuis le début de l’année 2009, si l’on ne veut pas retourner trop loin en arrière. Peuvent-elles expliquer de même, sans démagogie, les vraies raisons de la destitution, fin octobre 2009, de l’ex-premier ministre Michelle Pierre-Louis, dans un pays en pleine crise sociale, économique, politique et morale? Pour quelqu’un qui semblait faire son travail dans la mesure du possible, une explication claire serait de mise dans un pays où les citoyens jouiraient d’un minimum de respect.

Notes
1. La nación haitiana, Editora Corripio, Sociedad Dominicana de Bibliofilos INC, Dantes Bellegarde, 1936, p. 45
2. Ibídem., p. 51
3. Le Racisme, PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE, 7e édition, 1992, p. 16
4. Haití: de Dessalines a nuestros días, Editora Nacional, Santo Domingo, 1988, Franklin J. Franco, p.5
5. El caso Galindez, Los Vascos en los servicios de inteligencia de EE.UU, Editorial CUPRE, New York, 1982, Manuel de Dios Unanue
6. La Era de Trujillo, Editorial marymar, Colection Politeia, 1962, p. 64
7. “Inmigracion-Haitianos-Esclavitud”, Ediciones de taller, 1983, No 152, Ramón Antonio Veras, p. 28
8. El caso Galindez, Los Vascos en los servicios de inteligencia de EE.UU, Editorial CUPRE, New York, 1982, Manuel de Dios Unanue, p.12-13

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