samedi 1 août 2009

Presse dominicaine

De la misère… à la pauvreté
Par Jesús Sanchis

Johnny Chéry se lève chaque jour avant six heures du matin, il s'habille et s’en va pour le travail. De son village, situé á l'Est de la République dominicaine, il doit faire une longue marche jusqu’à la plantation, où il consacre entre onze et douze heures à couper la canne à sucre. Il manie la machette avec détermination et habileté, mais la tâche est dure et, malgré sa jeunesse, à la fin de la journée tout son corps lui fait mal. Avec les mains endurcies par les coups de machette et la face brûlée par le soleil des Caraïbes, des centaines d’Haïtiens comme Johnny ont laissé leur peau dans les interminables champs de canne à sucre du pays des Caraïbes pendant les mois de la Zafra, la période de coupe et de récolte de la canne. Jour après jour, son présent et son futur sont consommés entre les hectares de cette plantation.

Les coupeurs de canne arrivent en République dominicaine en fuyant la faim. À la recherche d'une vie meilleure, un jour ils ont décidé de quitter leur pays, Haïti le plus pauvre pays d'Amérique, où près de 80 pour cent de la population survit avec moins de deux dollars par jour pour arriver au pays voisin, la République dominicaine. Le travail de coupeur peut leur rapporter quelques revenus, puisqu'ils peuvent toucher entre 50 et 110 pesos dominicains par tonne de canne coupée (entre 1.4 et 3 dollars). Avec des efforts, un bracero peut couper jusqu'à cinq tonnes par jour- des fois plus- ce qui rend les attentes meilleures à celles qui s`offrent dans leur pays. Par contre, cette expatriation n’entraine pas un véritable changement de niveau (de vie) et une meilleure qualité de vie. On pourrait dire que c'est un changement de la misère à la pauvreté. C'est pourquoi, vu la dureté du travail, les salaires payés font depuis des années l`objet de critiques insistantes envers les entreprises sucrières, tout comme les conditions générales de vie dans les bateyes, les habitats où subsistent les braceros, cloués au milieu des immenses plantations de canne.

Les reproches viennent de différentes instances d’organisations non gouvernementales, de politiciens, de diplomates, de religieux et de syndicats. Ils exigent tous à l'industrie et au gouvernement de mettre ces travailleurs dans ces conditions de vie et d’habitat décentes. Mais pour les chefs d'entreprises, les autorités et pour nombreux analystes dominicains, ces critiques font partie d'une campagne internationale dont le but est de ternir l'image du pays, de nuire à l'industrie sucrière nationale et pousser enfin la République dominicaine à prendre charge de ces travailleurs haïtiens.

VIE SALE.

Au-delà du débat, la vie dans les Bateyes continue. Pour Johnny Chéry, âgé de 28 ans, les conditions dans lesquelles vivent lui et ses compagnons ne permettent pas le moindre espoir.
"On vit ici une vie sale. Il n'y a pas d`électricité et l'eau n'est pas potable" se plaint Johnny. Les 110 pesos dominicains (3 dollars ou 2.16 EURO) qu`on lui paye par tonne de cannes coupées, la même paie que l'année dernière, sont un " abus" envers les coupeurs, avoue le bracero, qui vit depuis deux années en Bayaguanita, un Batey situé dans la province de San Pedro de Macorís. « Le travail est ici dur et infernal », affirme Johnny. « Ils abusent des travailleurs », il ajoute.

Au moment du déjeuner, les braceros doivent se précipiter vers le tracteur qui leur distribue les repas, ils s`arrêtent à peine pour quelques instants. Regroupés à côté du véhicule, plusieurs d`entre eux reçoivent le repas dans leurs bonnets ou dans un sac en plastique qu`ils tendent à la personne chargée de le distribuer. A la fin de la journée ils cherchent à s`occuper dans les Bateyes. Bayaguanita, Contador, Amelia et Cánepa sont parmi les villages où ils passent l'après-midi, avant de se coucher sur des matelas étroits, empilés dans des chambres insalubres à peine aérées, des vêtements sur le plancher ou sur des matelas abrasés. Ces chambres pestilentes, sont dépourvues de tout confort et/ou d’équipements de base. En somme, on note des conditions d`hygiène qui sont déplorables et lamentables dans ces habitats.

RECONVERSION ET ACCUSATIONS.

L'industrie sucrière dominicaine a éprouvé une forte contraction à la fin des années 80 et a dû être relancée en raison de la réduction progressive des importations par les États-Unis, la destination de la quasi-totalité des ces exportations. Los Ingenios (usines où on raffine le produit) appartenant au Conseil d’État du sucre (CEA) ont été privatisés à partir de 1997 en vertu d'un processus de capitalisation promu par le gouvernement.

Les compagnies privées qui ont survécues malgré la crise sont parvenues à maintenir la production sucrière et cette année les exportations doubleront vers l'Europe où l’on placera 60.000 tonnes du produit, selon des prévisions officielles.

Les groupes militants contre la politique des sucriers, réclament une amélioration des conditions de travail et d’existence des travailleurs. Certains demandent même à la Communauté internationale de cesser d'importer du sucre de certaines compagnies. C'est le cas du prêtre anglo-espagnol Christopher Hartley qui mène un combat depuis des années contre le Groupe Vicini, une des compagnies les plus puissantes, avec des intérêts dans le secteur sucrier, touristique, financier, immobilier, médiatique et communications.Le Rév.Hartley a travaillé pendant neuf ans près des Bateyes de San Pedro de Macorís, où il est devenu à cause de ses dénonciations constantes une voix gênante pour les compagnies et pour le gouvernement. Actuellement il est installé en Éthiopie où il maintient sa position de dénonciation et ses critiques au groupe industriel. Il accuse la compagnie de ne pas fournir de contrats aux travailleurs, de ne pas prélever sur leurs salaires les cotisations pour la sécurité sociale, de manipuler la balance de la récolte de canne pour payer un salaire minimum et de renvoyer les travailleurs sans motif (renvois capricieux) sans créditer leurs prestations. Dans l`un de ses derniers communiqués, le prêtre a sonné l`alarme par rapport à « la grave détérioration et le recul dont souffrent les plantations de la famille Vicini durant la présente période de Zafra».

Plusieurs coupeurs ajoutent à ces critiques le fait que l`argent se perd (en vain) à cause de la mauvaise gestion et l`enregistrement inadéquat des reçus de paie. " Moi-même j'ai un reçu qui a été perdu et qui ne s’est jamais retrouvé, il y a déjà deux semaines et celui là est le troisième," réclame Enrique Benoit, un bracero qui travaille dans les plantations depuis trente ans.

Après de longues et dures journées de travail sous le soleil ardent, il s`avère dramatique pour les coupeurs de ne pas être rémunérés pour leur travail. Yela Matías, une volontaire qui se consacre à négocier les conditions de travail des coupeurs entre les travailleurs et l'entreprise, dénonce aussi la perte de reçus et les salaires bas. "Les gens travaillent et pourtant ils ne mangent pas à leur faim. Ce qu'ils gagnent n'est pas suffisant, ce n'est pas un salaire digne"; réclame Yela Matias.

Groupe Vicini, qui défend les principes de l'éthique, la solidarité et la responsabilité sociale corporative dans sa page web, où il insère un code moral, n'a pas répondu à la demande d'EFE-Reportajes qui l’interpellait sur sa position face à cette série de reproches.

LES DÉNONCIATIONS SE RÉPÉTENT.

La situation qu'on vit à San Pedro de Macorís est semblable à celle d'autres localités du pays. A Barahona, par exemple, dans le sud-ouest, les mêmes dénonciations sur la situation des braceros se produisent. Au total, 436 coupeurs de canne à Barahona travaillent pour le Consortium Sucrier Central, qui prévoit produire 65.000 tonnes de sucre cette année là."Le consortium paye des salaires dérisoires. Nous coupons la canne, mais il nous paye un salaire de misère", dénonce Michel Bito. Un autre coupeur, Pierre Louis, se plaint aussi des irrégularités dans les paiements. "Parfois, il y en a ceux qui travaillent plus que d`autres et ceux qui travaillent le moins et qui gagnent plus. Je ne comprends pas ca", indique le bracero qui soutient que les coupeurs sont fatigués d'aller parler avec le contremaître pour réclamer leur argent qu’ils ne toucheront jamais".

L'Association Plate-forme Vie, une organisation locale qui travaille pour le développement intégral des Bateyes, approuve les critiques des travailleurs. Son président, Eusebio Galet, précise que les salaires sont abusifs. "Les gens viennent travailler parce qu'il n'y a pas d’autres alternatives dans la zone pour survivre. Les compagnies sucrières profitent de leur situation de paupérisme. Galet assure qu'il y a aussi des irrégularités en ce qui concerne les conditions générales d'habitabilité et l'état des logements. "Ce sont les mêmes habitats construits depuis 1955 pour les Bateyes. Des endroits étroits où ils mettent dix ou quinze personnes par chambre, avec des lits sans matelas ou en très mauvais état".

CE QUE DIT L'ENTREPRISE.

Pour le Consortium, ces critiques ne sont pas fondées. Selon son directeur des Ressources Humaines, Andres Mota, le prix qui est payé par tonne de cannes coupées dépasse le salaire minimal que la loi établit pour le secteur agricole et la compagnie. En plus, les entreprises paient des avantages et des compléments et fournissent la nourriture aux travailleurs. Par rapport au salaire, le directeur reconnaît qu’il y a toujours des plaintes", ce qu'il considère comme étant normal. « Si tu me demandes si je gagne bien ma vie, je vais te répondre: non, ce n'est pas suffisant pour le niveau de vie actuel ».

La compagnie n’accepte pas également les critiques sur l’état des logements. « Chaque année, au début de la Zafra, nous réparons les chambres des travailleurs et nous les peignons. Toutes les années nous faisons la même chose », explique le directeur qui affirme que la compagnie construira l’année prochaine un centre résidentiel pour les coupeurs de canne. Il ajoute que les Bateyes n'appartiennent pas à l'industrie et qu’il est incapable d’éviter aux familles entières de s’entasser dans les Bateyes. Quant à l’absence de signature de contrats, la loi dominicaine, explique Mota, " admet tant le contrat verbal que celui écrit. Ils sont tous les deux légaux.

BATEYES SANS NOM.

Dans la province de Barahona, quelques Bateyes sont reconnus par des numéros, par exemple on dira Batey 6" ou Batey 9". Peut-être qu’ils sont tellement d’une pauvreté que personne n'a pris la peine de leur attribuer un nom. Des enfants déchaussés jouent dans les rues sales et inondées á proximité des porcs et poules cherchant leur pitance dans les ordures.

Les maisons faites de boue et de paille sont tellement fragiles que c’est surprenant qu'elles tiennent toujours debout. Quand il pleut, il faut les renforcer pour qu'elles ne s’effondrent pas. Dans l’une de ces maisons vit Elupina avec son conjoint et ses trois fils : « Parfois l’eau coule et je mets des couvertures ou du zinc pour empêcher des filtrations par le plafond » laisse-t-elle entendre. Elle poursuit, tout en indiquant un logement proche de chez elle que ca fait peu de temps qu’il s’est effondré à cause des averses. Elupina reconnaît qu'elle n'aime pas vivre dans de pareilles conditions de vie, mais elle se résigne à sa destinée. « C'est la volonté de Dieu», dit elle.

La Zafra se termine sous peu et les braceros cesseront de couper la canne jusqu'à la prochaine saison. Certains retourneront en Haïti tandis que d’autres resteront dans les Bateyes pour effectuer des travaux agricoles et de maintenance.

Le fruit du travail des coupeurs fera place à une nouvelle récolte et la production sucrière sera maintenue une année de plus. Il faudra attendre jusqu'alors pour voir si on maintient aussi les dénonciations et les accusations.

Source: EFE REPORTAJE

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